La stratégie est passée de la course de fond au surf. Face aux changements qui touchent la vie des affaires (volatilité, fragmentation des marchés, révolution numérique, etc.), le plan à cinq ans ne peut plus être le support central de la réflexion et du pilotage en entreprise.
L’exercice de la stratégie doit aujourd’hui s’organiser autour de deux axes : d’une part, l’expression d’une vision à dix ans ou plus, d’autre part, la capacité permanente à « pivoter ». Nous entendons par ce terme, emprunté à l’approche « lean start-up » développée par Eric Ries, le fait d’être suffisamment agile pour renforcer, réinventer ou cumuler les business models. En d’autres termes, il s’agit de tenir l’horizon, de se laisser porter tout en accrochant les nouvelles vagues.
- Adopter une nouvelle posture de dirigeant
Cette évolution inéluctable s’accompagne pour les dirigeants d’une remise en perspective du processus stratégique. Le plan à 3 ou 5 ans, trop souvent élaboré en fonction de la logique budgétaire, reste en général très centré sur l’allocation de ressources entre les unités économiques de l’entreprise. Il n’évite pas les jeux de pouvoir entre les principaux responsables des différentes entités. La projection à 10 ans permet d’élaborer un dispositif plus ouvert et plus participatif mobilisant l’ensemble des acteurs de l’entreprise et ouvrant un dialogue sur le sens entre les parties prenantes.
La capacité de pivot demande, quant à elle, de vrais dispositifs de gouvernance sur des temporalités courtes. Il s’agit tant sur le plan du dialogue interne que sur le rôle des détenteurs d’enjeux (en premier lieu, des entités représentant l’actionnariat) de challenger les hypothèses du ou des business model(s). Le nouvel art de la stratégie se cale sur des modes organisationnels plus collaboratifs et des modélisations plus centrées sur des boucles rapides d’apprentissage. Ceci n’est pas sans heurter les postures traditionnelles .
- Intégrer des dispositifs « vision partagée »
Les groupes ADEO (Leroy Merlin) et Oxylane (Decathlon) ont par exemple déployé avec bonheur et depuis longtemps (1995 pour Leroy Merlin) une démarche de « vision partagée ». Des dispositifs propres à chacun de ces deux groupes permettent une réflexion ouverte à l’ensemble des acteurs (repérage des signaux faibles, identification des volontés, des passages obligés, etc.) et une matérialisation du sens sous différentes formes : indicateurs cibles clefs, affiches décrivant de manière imagée l’identité future voulue pour l’entreprise, etc. Les capacités de transformation stratégique et de mise en énergie au sein de ces deux groupes (pourtant dotés de business models différents) sont indéniablement liées à ces approches de projection partagée sur le long terme.
Ce type de dispositif permet de « voir grand » et de mobiliser. Loin de figer le réel, il initie une représentation globale et concrète du futur permettant d’identifier les trajectoires d’action et les leviers, y compris comportementaux, pour l’atteindre. La démarche peut facilement s’emboîter entre l’entreprise et la diversité de ses unités d’activité. L’exercice trouve cependant sa limite s’il n’est pas articulé avec la modélisation économique.
- Se mettre en capacité de pivoter
La seule écriture d’un plan que le réel démentira infailliblement ne suffit pas pour piloter économiquement une vision. Il s’agit également de se référer constamment à celle-ci pour développer une capacité de pivot. Les entreprises et les business models récents illustrent très bien ce principe.
Criteo, une entreprise française fondée en 2005 et aujourd’hui côté au Nasdaq, s’est par exemple construite sur une transformation souple de son business model. A ses débuts, c’était un service de recommandation de films. Un an plus tard, elle pivotait vers la recommandation de produits pour sites marchands en 2006, avant d’évoluer vers le CPC Ad (cost-per-click advertising) deux ans ans plus tard. Elle se définit aujourd’hui comme le leader mondial de la publicité display facturée à la performance.
De même, la société vente-privee.com est issue dès son origine en 2001 d’un pivot autour des compétences en déstockage de vêtements, activité exercée depuis 1985 dans une première entreprise du fondateur et de ses associés. La combinaison du modèle du déstockage à la vente évènementielle en e-commerce sera la base du succès de vente-privee.com et des « vagues » successives : construction d’une chaîne de valeur totalement intégrée (shooting, logistique, etc.); nouveaux services pour les marques (promotion de bons d’achat, etc.); déploiement dans le voyage, la billetterie, l’alimentaire; développement d’une application mobile d’offres géolocalisées dans les magasins partenaires; etc. Né du déstockage, le modèle tente aujourd’hui de s’affirmer comme un outil 360° au service des marques.
- Modéliser pour être agile
Cette même agilité stratégique doit aujourd’hui être de mise dans les entreprises établies de plus longue date. Les défis en conduite du changement sont souvent considérables. Raison de plus pour repenser les modes de réflexion stratégique et les modèles économiques. La seule posture planificatrice n’est plus tenable. Selon des gouvernances appropriées, sur des périodicités courtes, en ligne avec une vision et en confrontation avec l’environnement, il s’agit de réitérer des hypothèses sur les différentes facettes du modèle de l’entreprise.
La démarche mène immanquablement à conforter ou infléchir des propositions de valeur, à diversifier les sources de revenu, à initier des ruptures opérationnelles, à s’inscrire dans un nouveau écosystème, à réécrire les équations économiques, à accueillir lorsque nécessaire la coexistence de différents business models sur une même activité. A chaque fois, il s’agit de nourrir une vision et d’être agile sur les modèles d’action.
Source: Harvard Business Review