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Pierre Gattaz, président du Medef

Le « patron des patrons », Pierre Gattaz, souligne le potentiel d’opportunités en Afrique, regrettant l’absence d’entrepreneurs français. Il juge le terrain fertile pour des projets créateurs de richesses et d’emplois. 

 

Source : Le magasine de l'Afrique Entretien avec Hichem Ben Yaïche

Comment se porte le MEDEF aujourd’hui ? Considérez-vous avoir mené les réformes nécessaires à l’intérieur de cette institution patronale ?

D’une façon générale, nous avançons sur ce que j’appelle la révolution culturelle économique du pays, c’est-à-dire faire accepter définitivement et durablement l’économie de marché. Surtout, faire accepter l’entreprise comme étant l’institution qui crée de la croissance, de la richesse, de l’emploi, de l’intégration des jeunes, de l’intégration des minorités ; l’entreprise n’est ni à gauche ni à droite. Comme la Défense nationale, ou comme la sécurité du pays. Certaines réformes ont été menées depuis quelques années – je pense notamment au Pacte de responsabilité qui a marqué un virage entrepreneurial de François Hollande et de sa majorité ; nous l’avons suggéré et applaudi, même s’il a malheureusement été un peu brouillé par des zig et des zag trop fréquents. Comme le dispositif pénibilité qu’on ne sait toujours pas appliquer dans les entreprises.

Le MEDEF est un acteur majeur de la vie économique : quelle est votre capacité à réfléchir, à anticiper, et surtout à opérationnaliser les idées ?

Nous avons besoin d’un plan stratégique pour la France, pour nos entreprises, d’une vision qui nous manque depuis trente ans ; c’est pourquoi nous avons beaucoup travaillé dans le cadre d’un projet que nous avons appelé France 2020.

Nous avons publié un « Livre bleu » : Le monde bouge. Et la France ? où nous définissions sept grandes mutations dans le monde qui sont autant d’opportunités de croissance pour la France, et donc, de créations d’emplois. Ces mutations, ce sont la mondialisation, l’Europe, la révolution NBIC (Nano, Bio, Informatique, et Science cognitive), le développement durable, le climat et l’énergie, toutes les filières d’avenir basées sur l’innovation – il faut inventer l’avenir. Et il y a aussi deux révolutions sociétales : celle de l’épanouissement des hommes et des femmes, leur employabilité, leur formation permanente, dans lesquels on retrouve la parité, la mixité, la diversité qui sont des atouts formidables de la France. Et puis, en dernier, n’oublions pas tout ce qui est entrepreneuriat, audace créatrice. Là encore, la France a des grands talents, puisque notre jeunesse est très entrepreneuriale.

Avant votre arrivée, le MEDEF était perçu – à tort ou à raison – comme un lobby défendant les intérêts des grands patrons. Comment expliquer cette image ?

L’image du MEDEF est compliquée. Parce qu’on nous assimile très souvent à un « patronat » assoiffé de dividendes, exploiteur du peuple, etc. Ce sont des vieilles images qui remontent à très longtemps… J’essaye d’expliquer que le MEDEF, d’abord, cela veut dire Mouvement des entreprises de France. C’est une institution formidable. Nous incarnons et nous représentons des entreprises. Il faut expliquer que le MEDEF, ce sont 750 000 entreprises, dont une immense majorité de TPE et de PME. Certes, nous représentons les 40 sociétés du CAC 40 et 5 000 entreprises de taille intermédiaire, mais au-delà, il y a la masse des 745 000 TPE ou PME.

Ainsi, le MEDEF est une force économique diffusée partout, dans tous les territoires, là où l’on crée la richesse et l’emploi. Ce n’est donc pas le diable ! Nous réunissons tout simplement les forces économiques de la France. Dans tous les pays, il est fondamental que les institutions comme le nôtre se développent et s’épanouissent.

Aujourd’hui, nous vivons dans un « village global ». Comment cette mondialisation, dans laquelle nous vivons pleinement, peut-elle être profitable et ouverte dans un monde qui réclame de plus en plus de protectionnisme et de patriotisme économique ?

Tout cela n’est pas incompatible. Le Brexit a montré un peu cette fracture entre les Britanniques qui profitent de la mondialisation, du numérique, etc., et ceux qui sont plutôt dans les territoires et dans la ruralité. Le phénomène Donald Trump, c’est un peu pareil. On retrouve le même en Italie. Et la France n’est pas non plus épargnée par rapport à cette tendance-là.

Mais il y a des raisons…

Il y a des raisons… En fait, il faut faire comprendre à nos compatriotes que la mondialisation est un axe de croissance très fort. Par contre, il faut qu’elle profite à tous. C’est notamment pour cela que nous travaillons beaucoup sur le réveil africain qui est un formidable marché d’opportunités et de croissance pour les Français mais aussi pour les Africains. Il ne faut pas délaisser l’Afrique, et très souvent mes amis africains me disent : « Mais on ne vous voit plus, les Français, vous êtes où ? » Ensuite, il faut arriver à faire que cette mondialisation soit vertueuse pour tout le monde. C’est-à-dire qu’elle crée de l’emploi, à la fois dans les pays vers lesquels nous allons, mais aussi en France. Ma société Radiall, qui fabrique des composants électroniques, réalise 90 % de son chiffre d’affaires à l’export, tout en développant l’emploi en France. En fait, c’est un modèle très vertueux : les Allemands ont beaucoup développé l’automobile dans le monde entier tout en créant de l’excellence, de l’innovation et de la qualité en Allemagne même. La mondialisation doit être synonyme de croissance et d’emploi local. Ce modèle existe, et il faut le faire comprendre à tout un chacun.

 Vous semblez découvrir l’Afrique, vous vous y intéressez de plus en plus, vous créez de l’empathie par votre manière d’être, votre équation personnelle. Comment se déclinent ces produits ?

Avec les composants électroniques, Radiall m’a plutôt emmené vers l’Amérique du Nord ou l’Asie. Je ne connaissais pas bien l’Afrique. Je l’ai découverte depuis trois ans, c’est-à-dire depuis que je suis au MEDEF. J’ai effectué de nombreuses missions, au Maroc, en Tunisie, en Côte d’Ivoire, au Nigeria. J’ai découvert des pays très chaleureux, des gens extrêmement amicaux qui nous ont dit : « Mais vous, les Français, vous nous avez laissé des collèges, des hôpitaux, etc., mais vous n’êtes plus là. Les Chinois sont là mais ils ne créent pas d’emplois. Et, en plus, leurs produits, leurs autoroutes ne sont pas forcément au top niveau. Revenez ! Pourquoi, vous les Français, vous ne revenez pas ? » J’ai senti que les Africains disaient à la France : « Aidez-nous à créer de l’emploi localement, parce que vous savez le faire. » Les Français n’ont pas laissé un mauvais souvenir dans l’histoire, même si parfois cela a été un peu compliqué… C’est la raison pour laquelle je dis à nos PME françaises et à nos entrepreneurs : il y a des besoins formidables, allons-y ensemble, et je pense ainsi, on peut créer quelque chose de formidable, gagnant-gagnant, c’est-à-dire avec des emplois créés localement en Afrique, pour développer des infrastructures, pour de l’énergie, de l’eau, du traitement de déchets, les villes durables, les villes du futur, etc. Et ça créera aussi des emplois en France. Je crois que ce modèle est extrêmement vertueux.

Qu’allez-vous apporter, en tant que patron d’entreprise, et en tant que président du MEDEF, à la coopération France-Afrique ?

Nous avons commencé par un Forum qui a duré deux jours (6 et 7 décembre), au MEDEF, qui a permis de réunir toute cette jeunesse africaine et française qui s’intéresse à l’Afrique – et aussi, la diversité, la diaspora, les patronats, les réseaux éducation formation qui sont en France et en Europe pour échanger. Échanger sur les besoins africains, sur les besoins d’entrepreneuriat, sur la création d’entreprise en Afrique ou en France. Tout cela est lié à l’Afrique, au développement africain. L’initiative est extrêmement positive et constructive – enthousiasmante, même ! Mieux encore, nous allons lancer une plateforme numérique collaborative, AGYP, qui permettra aussi d’échanger, de mettre en réseau, et surtout de bâtir des premiers projets. Parce qu’il faut passer à l’action. Et, le mieux, c’est que les entrepreneurs, qu’ils soient français ou africains, se mettent ensemble, échangent, participent, discutent et bâtissent quelque chose. Je crois beaucoup à cette méthode.

Nous avons engagé une démarche durable à travers les Programmes pour la Croissance et la Jeunesse Active, que nous avons baptisés AGYP. Nous tiendrons un deuxième forum à Bamako au mois de janvier 2017, où je serai également présent. Il y en aura un troisième au mois de septembre prochain, dans un pays africain, qui permettra de susciter cet intérêt croisé, et, enfin, de distribuer des prix, les prix Business Africa. Les prix ont ceci d’intéressant qu’ils mettent à l’honneur, devant des journalistes, devant des centaines ou des milliers de personnes, telle personne, telle femme entrepreneuse ou tel jeune entrepreneur qui a développé quelque chose en Afrique ou pour l’Afrique.

Avez-vous identifié les domaines d’expertise où la France excelle, dont l’Afrique a besoin ?

Oui. Nous avons envoyé des délégations généralistes : j’ai emmené une centaine de PME en Côte d’Ivoire, une cinquantaine au Nigeria. Ces premières délégations ont permis de découvrir des besoins globaux. Et, ensuite, très vite, nous avons mis en oeuvre des délégations spécifiques. Au Maroc, celles qu’on a organisées il y a quelques semaines, tournaient autour de la COP22 : des PME proches des problèmes d’énergie ou d’énergies renouvelables, de développement durable, de traitement des déchets. Nous sommes capables d’alterner des délégations généralistes – pour découvrir –, et ensuite des délégations spécifiques avec les fédérations concernées.

Nous avons notamment lancé deux Task force au MEDEF : l’une sur la ville durable, la smart city, la ville du futur. Nous avons mis en place, autour de Gérard Wolf, un grand expert en France, tout un environnement permettant d’aller en Afrique proposer des écosystèmes de spécialistes autour de ce sujet-là. Nous avons également conçu un deuxième secteur pour tout ce qui est agro-industrie. Ces besoins de base sont partout présents, en Afrique. Je crois, en effet, que la France peut amener des infrastructures, des idées, des systèmes complets, et surtout faire en sorte que ces systèmes soient installés et maintenus dans la durée, soient améliorés par des spécialistes et par des emplois locaux. Je crois beaucoup à cela car si on ne crée pas d’emplois localement, cela ne marchera pas. Il faut donc créer de l’économie locale.

Qu’est-ce qui explique aujourd’hui le peu d’élan et d’allant pour beaucoup d’entreprises qui, certes, voient les signaux de l’Afrique, mais ne sont pas incitées (ou décidées) nécessairement à y aller ? C’est un peu un problème général en France. Nous avons eu les Trente glorieuses entre les années 1950 et les années 1980, avec de formidables développements dans le nucléaire, dans l’aéronautique, dans la défense, poussés par des hommes comme De Gaule et Pompidou – des visionnaires – et leurs équipes. Et puis, il y a eu les Trente piteuses. J’espère que nous terminons ce cycle. C’est une sorte de syndrome d’enfant gâté : les 35 heures, on travaille moins, etc. Pendant ce temps-là, le monde entier s’est réveillé. Les Chinois se sont réveillés. Les Allemands ont été à la manoeuvre. Les Anglais ont fait des réformes. J’espère que la France est en train de vivre cela et je le pense sincèrement : un électrochoc est en train de se produire pour dire : « Pariez sur l’entreprise, la croissance est à notre portée, la croissance, c’est le monde, c’est l’innovation… ». Je crois en effet que, maintenant, il faut encore améliorer les marges des entreprises de telle façon que nous, PME, puissions dire : « Je peux embaucher des salariés localement… » Et, donc, ce pacte de responsabilité est un premier signal très fort à l’égard des PME pour qu’elles puissent investir dans la mondialisation, dans l’exportation, et sur le continent africain. La France a une expertise unique au monde, mais elle ressemble aujourd’hui à un astre éteint qui toutefois continue de rayonner. Concrètement, comment mettre cet acquis à profit ? Cela passe par ce que nous faisons au niveau du MEDEF. Cela consiste, en fait, à être humble : le potentiel est formidable, il y a des gens avec qui on se parle, avec qui on se respecte, et avec qui nous sommes dans de bonnes relations historiques et culturelles. Il faut capitaliser sur le meilleur. Et, à partir de là, on peut bâtir dans le futur. Ma vision est très simple : la mutation du monde touche tout le monde. La révolution numérique touche la France, elle touche l’Afrique. Vous avez des jeunes talents, des talents formidables en Afrique, sur le numérique. Vous avez ces infrastructures. En effet, il y a des offres possibles françaises autour de ces grandes filières d’excellence que vous connaissez – l’eau, l’énergie, l’aéronautique, les infrastructures, la smart city –, et il y a des formidables besoins africains. Si nous croisons les deux et que nous amenons non seulement des entreprises et des PME françaises, mais aussi des institutions de formation, des IUT, le CNAM, etc., qui voyagent avec nous pour installer des filiales localement, pour former des populations locales, le pari sera gagné. Il faut penser dans le développement durable et dans la durée. C’est vrai pour la France, c’est vrai pour l’Afrique. Qu’est-ce qui a le plus transformé votre regard, votre manière d’être, en allant en Afrique ? Il y a plusieurs choses. La première, c’est que nous sommes sur le même fuseau horaire. Donc, vous n’arrivez pas « décalés » quand vous allez en Afrique ou quand les Africains viennent en France. Ensuite, on parle le français à 40 % en Afrique. C’est formidable : on se comprend tout de suite ! J’imagine que quand les Chinois viennent en Afrique, ce doit être plus compliqué. Nous avons une chance extraordinaire : une francophonie africaine exceptionnelle. Enfin, il y a une diaspora africaine, beaucoup d’hommes et de femmes de la diversité sont en France. Plein de jeunes sont bi-culturels, connaissent très bien la France pour y être nés, mais leurs ancêtres sont africains. Ces gens sont de formidables ambassadeurs ! Notre histoire, notre culture, depuis des décennies en Afrique, fait que, je vois bien, les Américains, les Japonais, et même éventuellement les Chinois passent par la France pour dire : « Expliquez-nous comment ça se passe en Afrique. » La France a une position extraordinaire. Il ne faut pas la gâcher. Il ne faut pas être arrogant, il ne faut pas donner des leçons à la terre entière. Il faut juste faire très humblement comme nous, les entrepreneurs, nous faisons : vous avez besoin de ponts, vous avez besoin d’infrastructures, eh bien, on va vous aider ! Nous allons bâtir un projet industriel… et puis, il faut y aller. D’autant plus que les financements existent maintenant. Ce que j’imagine et ce vers quoi je pousse, c’est qu’il faut développer le réveil africain. Les Chinois l’ont fait en 1980, avec les résultats qu’on connaît. Je suis persuadé de son potentiel extraordinaire, avec tous les atouts que je viens de lister – la diversité française, les très bonnes relations entre la très grande majorité des pays africains et la France… Nous devons y aller de façon concrète. Et y aller d’abord avec une mentalité d’entrepreneur me semble être la meilleure solution. Et arrêtons de parler d’administration, de culture, de droits, etc., ce qui a été une force de la France à un moment donné. Mais ce que je vois aussi, c’est que le monde anglophone africain est très business. Le monde francophone, il faut qu’il soit très business. Les gens que j’ai en face de moi sont en général très business, ça me fait très plaisir. Vous êtes le patron du MEDEF, mais vous avez aussi une structure qui s’appelle MEDEF International : vous avez mené des réformes et nommé de nouvelles équipes. En termes de cohérence, comment s’opèrent la jonction et la coordination ? Au départ, nous ne parlions pas trop entre les deux entités. Le MEDEF était plus une sorte de lobbying interne en France, et le MEDEF International était le bras armé à l’export. Malheureusement, avec peu de communication. Ce que j’ai dit, c’est que l’union fait la force : nous sommes frères, ou cousins, allons-y… Le MEDEF et le MEDEF International, c’est la même marque. Et, en fait, la force du MEDEF International, c’est d’avoir organisé des délégations depuis 15 ans. C’était alors plutôt des délégations de grands groupes, d’ETI, de grosses PME vers tous les pays, en mettant en place des « présidents de pays », qui sont des chefs d’entreprise. Et cela, c’est formidable, car certains étaient des chefs d’entreprise, des personnalités du CAC 40, qui s’occupaient de pays. Ce que nous amenons, au niveau du MEDEF, c’est ce réseau formidable de TPE-PME de territoires. Par l’association de gens qui ont l’habitude de recevoir des délégations en France ou d’emmener des délégations françaises dans ces pays-là, et le réservoir de TPE-PME que nous incarnons par le MEDEF, nos délégations sont mixtes, avec des gens du CAC 40, des gens des ETI et, de plus en plus, beaucoup de gens des PME. Ainsi que d’instituts de formation ! Au final, cela engendre un mélange tout à fait positif : nous avons enfin un écosystème global, des plus gros vers les plus petits ; on emmène des start-up, des gens du numérique… Et, donc, le MEDEF International et le MEDEF coordonnés, cela donne un cocktail tout à fait explosif ! Et nous marchons du même pas. Bien plus que ça : il y a une énorme loyauté, et nous tavaillons vraiment main dans la main en grande confiance. Ce qui nous permet d’organiser des délégations généralistes, comme je vous l’ai dit, pour découvrir un pays avec tous ses besoins ; et, ensuite, quelques semaines après, ou quelques mois après, de pouvoir revenir dans ce pays en disant : « Nous allons vous faire une verticale sur le numérique, une verticale sur la ville de demain, ou sur le développement durable, ou sur l’agroalimentaire, etc. » Et cela, c’est très intéressant, parce que, nous, MEDEF, nous avons ces fédérations : le SYNTEC en numérique, l’ANIA sur l’agroali­mentaire, etc. Par conséquent, nous sommes capables de croiser cette force du MEDEF International qui lui permet d’organiser des délégations avec tout un écosystème de TPE-PME d’un côté et des fédérations spécialistes de l’autre.